La mire de l'ORTF
La mire de l'ORTF
Clara Regy
C'est beau la neige
aussi c'est bien
quand on n'y voit plus rien
ça chante sur l'écran
ça crépite en silence
le monde tient tout entier
dans la boîte
et la lune c'est aussi le monde
et l'homme
dans son costume
marche dessus
c'est la première fois
du monde
rien n'arrête les images
l'écran éclaire la cuisine
ça clignote
c'est la première fois
le monde tient tout entier
dans la boîte
qu'il sorte
qu'il s'allonge
dans les assiettes les verres
qu'il coupe le pain
le monde
"ET"
soudain
le gros ours
sur son nuage propre
balance
"bonne nuit les petits"
et la peur du noir
se couche
dans le lit
tout près
là
Clara Regy, La mire de l'ORTF, Poids plume 2021
Quand l'escargot sort
ses antennes
c'est qu'il veut
regarder la télé.
Quand il les rentre
c'est qu'il en a assez.
Marie, 6 ans, Comme je te le dis, poèmes d'enfants,
Pédagogie Freinet, Casterman 1978
Ce qui me passionne infiniment dans Poids plume, c'est la petite cuisine de l'écriture.
Parfois, un poète commet une faute d'orthographe. L'assume. Et ça devient une pépite sertie du métal rare de l'autodérision.
Une infinie tendresse pour l'imperfection, le manuscrit, la respiration organique du trait.
L'avènement de la langue, éternellement renouvelé, malgré les bâillons de l'époque et presque à notre insu.
L'ontogenèse du verbe. Qui raconte inlassablement le premier millimètre d'air de Marina Tsvetaeva. Encore et encore. Bien que tout semble indiquer que les enfants de CE2 CM1 ignorent tout de Marina. Mais ils n'ignorent rien de l'air. En particulier celui qu'on leur confisque.
Il faudrait être sourd pour ne pas entendre tous les poètes tus avant eux dans le milligramme de rebellion qui semble endormi dans le creux de la main de la phrase. Et qui renaît. Juste ici.
Et la peur du noir se couche dans le lit
tout près.
ps : le mot effacé tout en bas de l'ardoise, c'est "tomber". L'autrice a 8 ou 9 ans. Elle s'appelle Jeanne.